Une lecture de Totem et Tabou de Freud (1)

À propos de Totem et Tabou de FREUD (1) – article rédigé par Véronique BOUSQUET, psychothérapeute.

 

Totem et tabou, texte préféré de Freud, paru en 1913, reste une œuvre vivante qui suscite de nombreuses lectures, réflexions et interprétations. Regroupement de quatre essais ayant pour thème successivement : la peur de l’inceste ; le tabou et l’ambivalence des sentiments ; l’animisme, la magie et la toute-puissance des idées ; le retour infantile du totémisme, l’ouvrage suscita dès sa parution de vives polémiques parmi les anthropologues mais également au sein même des représentants de la psychanalyse.

En établissant une correspondance entre la vie psychique des sauvages et des névrosés en particulier les névrosés obsessionnels, Freud essaie de nouer la dimension individuelle et la dimension sociale. Or la question de l’articulation individu-société est tout sauf consensuelle encore de nos jours et la thèse d’un inconscient collectif telle que la soulève Freud dans Totem et tabou est loin de faire l’unanimité.

Le récit freudien de Totem et tabou : un mythe des origines de la culture ? Quel peut-être l’intérêt de ce texte aujourd’hui ?

Si l’on entend par culture la sortie de l’état de nature, le passage de l’un à l’autre devrait s’inscrire dans un processus évolutionniste dont, faute de pouvoir en soumettre toutes les conditions au regard de la science, on peut néanmoins poser quelques jalons. Comment entendre le terme « origine » ? Il laisse supposer l’idée d’une historicité, d’un point zéro en deçà duquel l’homme n’est pas encore homme. Cent ans après la publication de Totem et tabou, l’état des connaissances n’est plus le même, en particulier en ce qui concerne la phylogenèse. Cela rend-il l’œuvre illisible ?

 

A bien des égards, en effet, l’essai de Freud peut apparaître comme un texte prisonnier de son contexte.

Totem et tabou fait partie des premières œuvres publiées par Freud à une époque où la psychanalyse n’a pas encore fait son entrée dans la cour des grands et l’on peut même considérer que c’est par cet essai qu’il entend se dégager de l’emprise de la médecine dans laquelle la législation cherche à cantonner sa méthode thérapeutique pour s’ouvrir à d’autres sciences dont il considère qu’elles tireront bénéfice de l’avancée de ses recherches. Dans un article intitulé L’intérêt de la psychanalyse paru en 1912, Freud souligne : « La psychanalyse revendique l’intérêt d’autres que des psychiatres, dans la mesure où elle effleure différentes autres sphères de savoir et établit des relations inattendues entre celles-ci et la pathologie de la vie psychique. »

En quête de reconnaissance auprès d’un public qu’il veut rallier à sa cause, Freud mettra un certain temps à dégager la psychanalyse de ses adhérences médicales. Pourtant ce n’est qu’en interaction avec les autres sciences que Freud envisage l’avenir de la psychanalyse. Dans Ma vie et la psychanalyse, il écrit : « La psychanalyse mérite un meilleur destin (que celui d’être engloutie par la médecine) et il faut espérer qu’elle l’aura. En tant que psychologie des profondeurs, doctrine de l’inconscient psychique, elle peut devenir indispensable à toutes les sciences traitant de la genèse de la civilisation humaine et de ses grandes institutions, telles qu’art, religion, ordre social. Je l’entends ainsi : la psychanalyse a déjà notablement aidé à résoudre les problèmes que posent les sciences, mais ce ne sont là que de faibles contributions au regard de ce qu’elle pourrait faire quand historiens de la civilisation, psychologues des religions, linguistes seront à même de se servir eux-mêmes de ce nouvel outil d’investigation. »

Cette quête de reconnaissance s’inscrit dans un contexte positiviste qui fait de l’expérience la pièce maîtresse de toute démarche scientifique. Le progrès de l’esprit humain est considéré par Auguste Comte comme un principe inexorable qui, aux croyances théologiques ou métaphysiques, doit substituer le savoir scientifique lequel entend extraire d’observations et d’expériences répétées, des lois. D’où le rapprochement nécessaire entre des populations primitives où les comportements concernant le totem et le tabou sont observables (grâce notamment aux travaux de Frazer) et les névrosés chez qui les faits ne survivent qu’à l’état de “traces” ou de “survivances”. Dès le début du premier essai, Freud précise : « Admettons que cette preuve soit faite (le développement de la vie psychique des peuples dits sauvages et demi-sauvages constitue une phase antérieure, bien conservée, de notre développement); en établissant alors une comparaison entre la psychologie des peuples primitifs, telle que nous la révèle l’ethnographie, et la psychologie des névroses, telle qu’elle ressort des recherches psychanalytiques, nous devrons trouver entre l’une et l’autre de nombreux traits communs et être à même de voir sous un jour nouveau, dans l’une et dans l’autre, des faits déjà connus. » Le raisonnement de Freud est de nature quasi-syllogistique et des termes tels que “devrons” impliquant l’idée de loi sous-jacente ou encore “faits” soulignent son souci d’inscrire sa recherche dans une démarche positiviste que les données actuelles n’autoriseraient plus.

 

Dans une œuvre plus tardive : Psychologie collective et analyse du moi, publiée en 1921, Freud, dans un chapitre intitulé « La foule et la horde primitive » revient sur l’hypothèse qu’il développa dans Totem et tabou. Il écrit : « En 1917, j’ai adopté l’hypothèse de Ch. Darwin, d’après laquelle la forme primitive de la société humaine aurait été représentée par une horde soumise à la domination absolue d’un mâle puissant. J’ai essayé alors de montrer que les destinées de cette horde ont laissé des traces ineffaçables dans l’histoire héréditaire de l’humanité et, surtout, que l’évolution du totémisme, qui englobe les débuts de la religion, de la morale et de la différenciation sociale, se trouve en rapport avec la suppression violente du chef et avec le remplacement de la horde paternelle par une communauté fraternelle. […]. Il est vrai que ceci n’est qu’une hypothèse, comme tant d’autres par lesquelles les historiens de l’humanité primitive cherchent à éclairer la préhistoire : une just so story, selon l’expression d’un de mes aimables critiques anglais (Kroeger). Mais j’estime qu’une hypothèse n’est pas à dédaigner, lorsque, comme celle-ci, elle se prête à l’explication et à la synthèse de faits appartenant à des domaines de plus en plus éloignés. » L’argument selon lequel une hypothèse n’est pas à dédaigner si elle se prête à l’explication de faits de plus en plus éloignés, autant dire invérifiables, est fragile.

Plus loin, dans ce même essai, il est question de « mythe scientifique » et plusieurs fois dans sa correspondance, toujours à propos de Totem et tabou, Freud emploiera l’expression “roman scientifique”. Ces formules oxymoriques résument à elles seules la difficulté rencontrée par l’auteur de cantonner son essai au seul domaine scientifique et la frontière reste floue entre un souci affiché de se baser sur les recherches les plus pointues sur la question et l’aveu parfois à peine masqué de ne pas être en mesure d’accéder aux preuves susceptibles de confirmer l’hypothèse avancée.

 

Ce que la postérité retient de l’œuvre Totem et tabou n’est d’ailleurs bien souvent que l’histoire de la horde primitive que Freud emprunte pourtant à Charles Darwin : « Je dois encore mentionner un dernier essai d’explication d’origine de l’inceste. Cet essai […] se rattache à une hypothèse de Charles Darwin sur l’état social primitif de l’humanité. » Mais si Freud s’empare de l’hypothèse de Darwin, c’est pour la relier à la question de l’origine du totémisme : « Il va sans dire que la théorie darwinienne n’accorde pas la moindre place aux débuts du totémisme. Un père violent, jaloux, gardant pour lui toutes les femelles et chassant ses fils à mesure qu’ils grandissent : voilà tout ce qu’elle suppose. Cet état primitif de la société n’a été observé nulle part. » Freud avance donc prudemment et, pourrions-nous dire, honnêtement. Que les fils chassés et frustrés aient un jour décidé de tuer et de manger ce père tout-puissant marque selon Freud la fin de la horde primitive. Mais cela ne peut être qu’une hypothèse qu’il justifie en faisant référence au cannibalisme : « Qu’ils (les frères chassés) aient mangé le cadavre de leur père – il n’y a à cela rien d’étonnant, étant donné qu’il s’agit de primitifs cannibales. » L’imagination supplante une réalité indémontrable que Freud considère tout de même comme évidente car elle permet d’ouvrir une piste pour expliquer la naissance de la civilisation. En effet, le parricide coupable serait resté un souvenir subconscient, traversant les générations jusqu’à nos jours. Sa survivance serait d’autant plus évidente que tout enfant, selon la théorie psychanalytique serait infesté des désirs incestueux à l’égard du parent du sexe opposé, et de désirs de mort à l’égard du père castrateur.

Lorsque Freud rédige Totem et tabou, il présente donc la naissance de la civilisation comme un événement historique. Il suppose par ailleurs qu’il est possible de faire une lecture de cet événement bien qu’il appartienne à des temps immémoriaux. La psychanalyse, parce qu’elle considère que des traces de cet événement subsistent dans l’inconscient, propose des éclaircissements pour expliquer des faits auxquels l’ethnologie ou l’anthropologie n’ont pas alors accès mais que des recherches ultérieures pourraient mettre à jour. On connaît par ailleurs l’influence qu’exerça la théorie de la récapitulation de Haeckel sur le projet freudien d’étendre les mécanismes de la psyché individuelle à la pensée collective. La loi biogénétique de Ernst Haeckel, formulée en 1866, selon laquelle « L’ontogenèse récapitule la phylogenèse » offrait à Freud l’occasion de généraliser le sens de ses découvertes en leur donnant une portée universelle : l’apparition des premières institutions dans la société totémique correspondait au deuxième stade phylogénétique de l’humanité (le premier étant l’acquisition de la bipédie) et les peuples primitifs marquaient un arrêt dans la marche vers la civilisation, qui correspond au stade œdipien dans le développement de l’individu, l’enfant civilisé appartenant au monde européen…

 

Ainsi, les thèses développées dans Totem et tabou se font l’écho des courants de pensée, des idées scientifiques et des préjugés de son époque. Par ailleurs, Freud part de l’individuel pour éclairer le collectif (ce en quoi il s’oppose à la démarche de l’anthropologue selon Lévi-Strauss). La psychologie collective (passage de l’état de nature à l’état de culture) se construit sur le modèle d’une psyché individuelle selon un principe analogique portant sur les contenus : ce qu’ont dû vivre nos ancêtres et dont certaines tribus gardent quelques traces – et – ce que vit le névrosé psychiquement. Ce faisant, il met à jour une structure apte à expliquer ce qui marque la naissance de l’humain non d’un point de vue historique mais d’un point de vue ontologique. Reste à savoir si cette structure opère de manière identique au niveau individuel et au niveau collectif. [À suivre …]

 

 

 

 

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