Une lecture de Totem et Tabou de Freud (2)

À propos de Totem et Tabou de FREUD (2) – article rédigé par Véronique BOUSQUET, psychothérapeute.

 

Si l’on considère que Totem et tabou relève non pas de la fable mais de la structure au sein de laquelle le Urvater, en tant qu’élément mythique, marque l’inscription du manque comme condition pour accéder à l’humanité, alors l’œuvre de Freud conserve toute son actualité. C’est la lecture qu’en fait Lacan pour expliquer le passage de l’animalité à l’humanité, ouvrant le champ du possible à la vie sociale et à la culture.

 

Ce passage suppose que l’instinct laisse place à la pulsion. Qu’est-ce qui caractérise principalement le Urvater en tant que chef de la horde ? C’est sa propension à assouvir ses besoins, en l’occurrence sexuels, sans entrave. En cela il vit sous le règne de l’instinct, fait corps avec le monde qui l’entoure et reste soumis à la nécessité de perpétuer son espèce. Ce comportement l’inscrit dans le règne de l’animalité. Le meurtre supposé de ce père en fait un père absent, un père manquant et les fils « se repentant de cet acte, [ils avaient] décid[é]ent qu’il ne devait plus jamais avoir lieu. » Il est à noter, qu’à la fin de la quatrième partie de son essai, Freud en appelle véritablement à un meurtre supposé. Il écrit : « Ne se pourrait-il pas qu’il en fût de même chez les primitifs ? Nous savons déjà qu’étant donné leur organisation narcissique, ils attachent à leurs actes psychiques une valeur exagérée. Aussi les simples pulsions hostiles à l’égard du père, l’existence du désir imaginaire de le tuer et de le dévorer auraient-elles pu suffire à provoquer la réaction morale qui a créé le totémisme et le tabou. » Ce qui nous intéresse dans cette citation, c’est le mot “pulsion” car quelques lignes avant le passage cité, l’auteur l’emploie déjà lorsqu’il fait le parallèle entre les primitifs et les névrosés, en faisant une remarque intéressante : ce sentiment de responsabilité (avoir tué le père), écrit-il, fécond en créations de tout genre, n’est pas encore éteint parmi nous. Nous le retrouvons chez le névrosé qui l’exprime de manière asociale, en établissant de nouvelles prescriptions morales, en imaginant de nouvelles restrictions à titre d’expiation pour les méfaits accomplis et de mesures préventives contre les futurs méfaits possibles. Mais lorsque nous cherchons les actes qui ont provoqué chez les névrosés ces réactions, nous ne manquons pas d’être profondément déçus. Il s’agit moins d’actes que de pulsions […]. De la même manière qu’il est difficile d’établir une continuité entre un quelconque chef de horde et un premier humain, il est compliqué de supposer une continuité entre l’instinct générateur d’actes et la pulsion génératrice de sublimation car, selon Freud la pulsion n’est pas, comme on pourrait le considérer, un reste d’animalité. C’est au contraire ce qui distingue l’homme de l’animal car l’animal n’a que l’instinct pour guide. Celui-ci marque son inscription dans le biologique et lui permet de s’adapter au mieux à son milieu et de perpétuer son espèce.

 

L’instinct inscrit l’animal dans la reproduction là où la pulsion inscrit l’homme dans la filiation. Dans Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Freud écrira : « La doctrine des pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination. » L’origine de la pulsion se perd dans la nuit des temps. C’est une poussée, un élan dont la source est toujours plus lointaine que nous-même et qui, selon les mots de Jean-Luc Nancy fait de nous « un être non pas produit par un réseau de causes, mais entraîné, lancé, projeté ou même jeté […]. » Elle se situe dans la même Utopie que le Urvater.

Ainsi Totem et tabou ne décrit pas le commencement de l’humain, comme Freud l’avait cru, il est le récit mythique d’un commencement qui n’a pas de commencement, l’histoire d’une réalité qui n’appartient pas à une temporalité chronologique. C’est ce qui fera dire à Lacan, à propos du père du mythe freudien, que celui-ci est mort en réalité depuis toujours. Le Urvater n’existe pas ailleurs que dans un champ mythique car il est ce père qui ne se situe dans aucune lignée généalogique, le premier d’une lignée qu’aucun autre père n’aurait institué. Il est le tout-puissant qui pour sauvegarder sa toute-puissance écarte toute descendance. C’est sa disparition, en l’occurrence par le meurtre commis par ceux qui en aucun cas ne sauraient être reconnus comme des fils mais comme des “mâles” encombrants qui fait de ces mêmes meurtriers des fils … Abandonnant peu à peu l’idée d’une possible existence de ce point zéro du passage à l’acte au profit de « simples pulsions hostiles à l’égard du père », Freud écrit à la fin du quatrième chapitre de Totem et tabou : « Nous échapperions ainsi à la nécessité de faire remonter les débuts de notre civilisation, dont nous sommes si fiers, et à juste titre, à un crime horrible et qui blesse tous nos sentiments. »

Que ce crime n’ait effectivement pas eu lieu, ne pose en soi aucun problème : pour que le fils advienne, il faut que le père s’écarte. Il faut que sa toute-puissance laisse place à l’existence, une existence bornée en son début et en sa fin par la non-existence. Le clan, la meute ne serait qu’une extension du Urvater, une reproduction. Une communauté humaine digne de ce nom suppose une “fraternité”, un lien qui ne soit pas uniquement lien de sang ou, pire, consanguinité.

Cette fraternité ne va pas de soi et, Freud l’a bien compris, ne s’installe que sous le poids d’une loi qui est celle du renoncement à la toute-puissance. En effet, un fois leur forfait commis, les jeunes mâles auraient décidé de sauvegarder leur alliance et de renoncer au pouvoir du père déchu. C’est par ce renoncement qu’ils adviennent à l’humanité.

 

Ce qui fait l’animalité, c’est l’absence de loi reconnue. Une loi instituant l’interdit, en l’occurrence l’interdit de l’inceste compris comme ce qui enferme dans le même, dans la reproduction. La loi qui prohibe l’inceste permet à chaque individu d’occuper une place unique au sein d’une lignée. La généalogie n’est pas seulement une succession, un passage mécanique d’une génération à l’autre, elle est un processus de subjectivation qui permet à chacun de se reconnaître comme unique au cœur de l’histoire dont il hérite et qu’il poursuit. Or, la tentation est grande dans nos sociétés d’imposer une nouvelle loi qui ne serait pas celle du manque mais plutôt celle du plein, pourrions-nous dire. Mais est-ce viable ? N’est-ce pas au prix de la déconstruction de ce qui fait l’homme ? Subvertir la chaîne des générations peut devenir une manière de faire prévaloir la toute-puissance de l’homme, jusqu’à fabriquer, à faire naître des humains qui ne seront que des objets voulus par une volonté de maîtrise. Le sujet n’advient que du manque qui a donné naissance au désir. Ce désir, appelons-le source vitale, appelons-le pulsion est ce qui continuellement arrache l’homme à sa condition de “terreux”. Cet arrachement est-il synonyme de progrès ? Et de quel progrès parle-t-on lorsque l’on évoque le progrès humain ?

Le progrès technique ne va pas de pair avec le progrès moral ou spirituel. Il peut même dissimuler voire nier la question de l’homme. Freud, dans son essai, inscrit l’anthropologie dans le champ du culturel. Encore faut-il préciser ici l’emploi du mot culturel entendu comme synonyme de progrès civilisateur. Evolution et progrès sont souvent confondus. On trouve cette association d’idées dans les écrits de Darwin lui-même : « J’ai donné le nom de sélection naturelle ou de persistance du plus apte à cette conservation des différences et des variations individuelles favorables et à cette élimination des variations nuisibles. » Mais la responsabilité de l’association de l’évolution au progrès incombe surtout à Herbert Spencer, ingénieur et sociologue anglais contemporain de Darwin, fort respecté à l’époque. C’est lui, en effet, qui, dans sa recherche des mécanismes régissant le fonctionnement des sociétés humaines, forge l’expression de “survie du plus apte”. Darwin est réticent à l’adopter – elle n’apparaîtra que dans la 5e édition de L’Origine des espèces. Et c’est aussi Spencer qui popularise le terme “évolution”, absent du texte de Darwin, dans une Angleterre victorienne où les notions de changement et de progrès étaient intrinsèquement liées.

Il faudrait pouvoir envisager une anthropologie spirituelle laquelle ne dépend ni des modes de vie ni des formes de civilisation. Mais est-il alors question d’anthropologie ?

Au moment où Freud rédige Totem et tabou, l’humanité n’a pas encore été ébranlée par les grands traumas historiques du XXème siècle. Il y a fort à parier que son enthousiasme aurait été moindre. [À suivre …]

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