Une lecture de Totem et Tabou de Freud (3)

À propos de Totem et Tabou de FREUD (3) – article rédigé par Véronique BOUSQUET, psychothérapeute.

 

La lecture que propose Lacan de Totem et tabou, permet de résoudre la question du point zéro en deçà duquel l’homme quitterait sa condition “d’humanité”. La loi dont Freud pensait qu’elle devait être instituée est en fait instituante. Cette loi n’est valable que reconnue par ceux qui l’instituent. C’est ce qui en fait sa force tout autant que sa fragilité.

 

Dans son essai La foule et la horde originaire, Freud écrit : « L’homme des origines s’est maintenu virtuellement en chaque individu pris isolément, de même la horde originaire peut se reconstituer à partir de n’importe quel agrégat humain ». Ainsi, la question de l’actualité se trouve-t-elle résolue si elle prend le sens d’une présence potentielle que des événements viendront ou non rendre manifeste.

 

Freud n’a jamais distinctement séparé l’individuel et le collectif. Il établit d’ailleurs un parallèle entre le rêve et le mythe et si le rêve est la voie royale pour accéder à l’inconscient de l’individu, le mythe serait l’équivalent pour accéder à un inconscient collectif. Selon lui, les lois du développement sont les mêmes pour l’individu et la société, et elles résident dans le renforcement progressif au cours du temps des répressions et des refoulements qui sont nécessaires à l’éclosion des différentes formes de sublimation propres à l’humanité. Mais Freud situe une limite entre les sociétés dites “sauvages” désignées comme un cas d’arrêt de développement dont il reconnaît dans Totem et Tabou ne pas pouvoir donner d’explication et les sociétés civilisées (d’européens blancs et de sexe masculin) en assimilant, pour des raisons déjà évoquées l’idée d’évolution à celle de progrès. L’angle d’attaque n’est plus le même dans Psychologie collective et analyse du moi en 1921 alors qu’il s’agit de s’intéresser au psychisme de l’individu dès lors qu’il se trouve noyé dans une masse. « La foule, écrit-il, nous apparaît ainsi comme une résurrection de la horde primitive. »

En quoi la horde primitive évoquée par Freud dans Totem et tabou est-elle une menace constante ? L’être humain ne saurait être considéré comme le seul produit de la nature, et l’état de nature qu’évoquent philosophes ou anthropologues relève davantage du concept théorique tant il est difficile de concevoir ce que serait un groupe s’il n’était pas régi par des règles susceptibles de devenir des lois. Ces lois peuvent varier d’un contexte à l’autre et la loi de prohibition de l’inceste dont Lévi-Strauss dit qu’elle constitue « la démarche fondamentale par laquelle s’accomplit le passage de la Nature à la Culture » ne peut être considérée comme universelle. En revanche, le renoncement à la toute-puissance, celle qu’est censé incarner le chef de la horde dans Totem et tabou, l’intégration du manque comme structure apte à instaurer la filiation sont des impératifs nécessaires à la naissance de l’homme fraternel, l’homme social.

Mais chaque génération a à investir cette structure. Cette démarche ne va pas de soi et pour peu que l’homme se trouve imbriqué dans une époque où les totems deviennent monstrueux et les tabous inaptes à endiguer les pulsions et où les doutes sont systématiquement comblés par des certitudes ou des croyances, l’ombre de la horde revient rôder parmi nous. Le père perdu, ainsi que nous en parle Freud devient le père symbolique, celui à partir duquel (ou vers lequel) tous les ponts sont possibles, induisant un espace de liberté qui pourra être investi par le langage mais au-delà, par la littérature, l’art, la création.

La métaphore du pont est à mettre en relation avec l’idée de pacte social, celui-là même conclu par les frères devenus humains. Elle nous permet de créer une opposition avec une autre image telle qu’elle se manifeste par exemple dans le mythe de la Tour de Babel (Gn 11) qui exprime la volonté de toute-puissance. Ce projet “inhumain” manifeste le désir de s’arracher aux limites inhérentes à la condition d’homme afin de se hisser au niveau des dieux. Le texte biblique se conclut par l’intervention salutaire de Dieu qui disperse les hommes : « Voici, dit l’Eternel, ils forment un peuple unique et ils parlent tous une même langue ; voici leur œuvre. Rien de ce qu’ils projettent ne leur sera inaccessible. Allons, descendons et confondons leur langage ». Dans cette citation, retenons la phrase : « Rien de ce qu’ils projettent ne leur sera inaccessible. » qui fait directement allusion à la notion de toute-puissance que de nombreux systèmes politiques ou culturels ne cessent pourtant de prôner depuis la nuit des temps, lesquels, escortés par la peur et le mensonge avancent cachés derrière les masques de la séduction et de la fascination et ne sont que des projets mortifères.

 

En effet, tout projet de ce type implique une menace de pétrification, un risque d’enferment dans le même. L’épisode biblique de la destruction de Sodome et Gomorrhe précédé de la fuite de Loth (Gn 19 et 26) évoque cette menace à travers le personnage de l’épouse de Loth laquelle, ne pouvant se résoudre à suivre la prescription des deux anges envoyés par Dieu de s’éloigner de la ville sans se retourner, fut transformée en statue de sel. La prohibition de l’inceste comme loi est à comprendre comme une interdiction de revenir à sa source et une injonction à se tourner vers un ailleurs qu’incarne l’Autre dans toute sa radicalité. Nous évoquions plus haut la métaphore du pont. Encore faut-il préciser qu’il s’agit d’un pont qui n’atteint jamais l’autre rive, tout comme une flèche qui n’atteindrait jamais sa cible, tout comme le signifié n’adhère jamais totalement au signifiant. Cette situation n’a rien de désespérant. Bien au contraire : elle ouvre les portes de l’infini. L’absence de pont crée l’enfer psychotique dans lequel certains restent enfermés au prix de douleurs inconcevables pour les névrosés que nous sommes.

En extrapolant et si, comme le pensait Freud, individuel et collectif sont liés, nous pourrions considérer que notre société, prisonnière de son obsession à produire toujours plus “du même” et ce, non seulement dans le domaine économique avec l’invention de la standardisation au début du XXème siècle, mais aussi dans le domaine du vivant avec par exemple le clonage ou le mirage d’un corps qui ne vieillirait pas et resterait toujours “le même”, frôle l’état-limite.

Ce qui semble plus inquiétant, c’est que l’Ailleurs revient au Même. L’uniformisation, amplifiée par le phénomène médiatique, fait de l’autre, de l’autre côté, un semblable plutôt qu’un frère. Un dans lequel “je” me retrouve, une telle rencontre ne pouvant générer que des relations passionnelles ambivalentes. Parce que, dans ces conditions, l’autre n’est plus que ce qui me manque et que je veux posséder pour satisfaire mon besoin de puissance.

L’infini que nous évoquons fait éclater les limites de l’enfermement, fait naître le désir dont Lacan dit qu’il “désidère” en nous éjectant hors des limites tracées par l’orbite du moi, il aimante tous nos projets, des plus humbles aux plus audacieux. De cette filiation avec l’Ailleurs peut naître toute la création humaine.

 

In fine le mythe scientifique freudien soulève la question de l’Autre dans la constitution de l’identité de l’être. Cette question de l’altérité en appelle une autre qui est celle de l’éthique.

Car l’Autre peut aussi bien être tyrannique s’il impose des déterminations biologiques, sociales, culturelles. Il est le fantôme du chef de la horde de Totem et tabou auxquels tous les autres membres du clan se soumettent, endossant le rôle d’inférieurs et d’objets de jouissance. Ce chef tyrannique, tout-puissant fait de l’autre une extension de lui-même. Si le vouloir de l’homme se trouve aliéné par un autre vouloir, se met en place un processus de néantisation de l’être qui ne peut plus accéder à sa singularité. Le fils au lieu d’être béni, est “maudit”. Il entre dans la chaîne de la malédiction d’autant plus difficile à rompre qu’elle est souvent masquée par un discours d’amour. Le descendant fils ou fille n’est pas “dit” comme altérité mais comme continuité. Emile Benveniste dans Vocabulaire des institutions indo-européennes fait de ce descendant un simple revenant : « C’est une notion vivante en maintes sociétés qu’un être qui naît est toujours un ancêtre réincarné à travers un certain nombre de générations ; et même, à proprement parler il n’y a pas de naissance, parce que l’ancêtre n’a pas disparu, il a seulement subi une occultation. » Plus récemment, Nicolas Abraham et Maria Torok dans L’écorce et le noyau, abordent le concept de secret de famille transgénérationnel, de deuil impossible, d’incorporation secrète d’un autre, empêchant la construction du soi.

Mais l’Autre peut être aimant. C’est alors seulement qu’il peut devenir “frère”. Lui seul autorise la mise en place d’une communauté qui ne saurait en aucun cas se comporter comme une horde.

Cet Autre, au lieu d’imposer des contraintes, nous libère des nôtres. Il ne nous oblige pas à nier nos déterminismes (sans lesquels nous ne serions de toute façon pas sur cette terre …) mais nous incite à les reconnaître et, ce faisant à les dépasser. C’est en ce sens que la morale laisse place à l’éthique.

Dans sa théorie du développement moral, Kohlberg, développe un modèle selon lequel l’humain, de l’enfance à l’âge adulte, passerait par différents stades correspondant à sa prise de conscience progressive de l’autre le faisant évoluer vers une attitude de plus en plus vertueuse, guidée par l’éthique. Ce modèle qui reste encore une référence incontournable fait figure de fable idéalisée de l’évolution de la pensée humaine tant, d’un individu à l’autre, des variations se manifestent, dictées par les situations vécues et le contexte. Ce constat nous ramène à l’irréductible singularité de l’être, qui, à tout moment, peut être un Autre tyrannique ou un Autre aimant, ouvrir le chemin de la malédiction ou celui de la bénédiction.

La frontière entre ces deux attitudes est mince et l’équilibre, nous le savons, sans cesse menacé. A ce propos, Derrida parle de « sortie perpétuelle de l’inceste » …

Très tôt, Freud pointe l’ambivalence qui nous habite, reliquat des sentiments tantôt positifs concourant à l’idéalisation, tantôt négatifs liés à la frustration suscitée par la figure paternelle telle qu’il l’évoque dans Totem et tabou. Chacun de nous est cet Autre pour l’autre. La question reste donc à régler pour chaque individu pour pouvoir espérer être réglée dans la communauté. Une dialectique du cercle vicieux doit laisser sa chance à une dialectique du cercle vertueux ce qui, de fait, est le cas sans quoi l’humanité aurait tout simplement disparu. Mais nous vivons en des temps peu propices à l’épanouissement de l’individualité et de la singularité. Trop souvent et où que l’on se tourne, il est plutôt question d’individualisation des comportements qui s’allie fort bien avec un conformisme généralisé peu propice à la prise de conscience.

 

La question de l’actualité de la thèse énoncée dans Totem et tabou se trouve résolue si, comme le fait Lacan, on raisonne à partir de l’idée de structure que le mythe de la horde primitive met à jour. Ce père « mort depuis toujours », selon les termes du disciple de Freud, laisse au fils la possibilité de se libérer du destin que lui tracerait un père tout-puissant en l’engloutissant. Sa disparition laisse place à un vide, une faille que Freud identifiera comme das Ding, la chose perdue depuis toujours et qui fait de « l’Autre, selon les termes de Lacan, un terrain nettoyé de la jouissance. »

 

Ainsi, à considérer Totem et tabou comme un essai anthropologique, nous restons dans une impasse tant l’application « à certains phénomènes encore obscurs de la psychologie collective [d]es points de vue et [d]es données de la psychanalyse » reste encore à ce jour insuffisamment explorée. Au moment où Freud rédige son essai, l’anthropologie, s’inscrit dans un contexte positiviste qui associe évolution et progrès humain. Mais, ce qui fait l’homme ne relève aucunement de l’historicité. L’humanité, quand bien même toutes les sciences collaboreraient à vouloir la définir – et c’est bien à ce lien entre les sciences qu’en appelle Freud dans son Avant-propos – échapperait à toute tentative de définition.

Freud, porté par l’élan scientiste encore très prégnant au début du XXème siècle, s’inscrit donc dans une perspective qui ne tient compte que de l’aspect existentiel.  Il s’arrête au seuil de das Ding, « cet Autre préhistorique, selon Lacan, impossible à oublier dont il (Freud) nous affirme la nécessité de la position première, sous la forme de quelque chose qui est « entfremdet », étranger à moi, tout en étant au cœur de ce moi, quelque chose qu’au niveau de l’inconscient, seule représente une représentation. »

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