Le féminin un continent noir ?

Le féminin : un continent noir ?

Article rédigé par Véronique BOUSQUET, psychothérapeute.

C’est dans Psychanalyse et médecine ou la question de l’analyse profane, œuvre parue en 1926, que FREUD emploie l’expression « continent noir » pour évoquer la vie sexuelle de la femme. Cette expression est elle-même empruntée à J. R. STANLEY, explorateur britannique qui mena plusieurs expéditions en Afrique, en particulier équatoriale, et publia en 1878 le récit de ses voyages dans un ouvrage intitulé Through the Dark Continent.

 

FREUD écrit : « Nous connaissons moins bien la vie sexuelle de la petite fille que celle du petit garçon. N’en ayons pas trop honte : la vie sexuelle de la femme adulte est encore un Continent noir (dark continent) pour la psychologie. » Cette expression, on le sait, a fait couler beaucoup d’encre.

 

Le contexte dans lequel elle apparaît n’est pas anodin. Lorsque FREUD entreprend de rédiger La question de l’analyse profane, texte bref auquel il donne la forme d’un dialogue avec un « interlocuteur impartial », c’est pour exposer et discuter sans rien laisser dans l’ombre, les arguments de ceux, nombreux jusque dans la communauté analytique, qui entendent réserver l’exercice de la psychanalyse aux seuls médecins. Il en va de la légitimité de la psychanalyse si elle ne reste pas inféodée à la médecine et dont par ailleurs FREUD entend qu’elle ne soit perçue ni comme une Weltanschauung, ni comme une science juive. Le modèle scientifique auquel il se réfère est celui des Naturwissenschaften, lequel puise sa source dans Les Lumières.

L’adverbe « encore », employé dans la citation, confirme que, du point de vue du FREUD, l’exploration de la vie sexuelle de la femme n’en est qu’à ses balbutiements et qu’avec le temps la lumière sera faite sur la chose. Cependant, l’expression « N’en n’ayons pas trop honte » qui précède celle qui nous intéresse, laisse planer un doute sur la place qui est accordée à « la vie sexuelle de la femme adulte » mise en perspective avec celle « du petit garçon ». Le lien entre les deux propositions, matérialisé par les deux points, est tout sauf évident. A moins que la réponse ne soit en partie donnée dans la proposition suivante : « Mais nous avons reconnu que l’absence d’un organe sexuel équivalent à celui de l’homme est profondément ressentie par la petite fille, qui s’en regarde comme inférieure, et que cette « envie du pénis » donne naissance à toute une série de réactions particulières à la femme. » Ainsi, d’une rive « petite fille » à l’autre « femme adulte », il n’y aurait qu’un continent à traverser.

Animée par le souci de répondre aux impératifs d’une époque scientiste tout autant que freinée par le caractère énigmatique d’un objet d’étude qui se dérobe à l’observation, la démarche freudienne d’interprétation de la sexualité féminine oscille entre affirmations, interrogations et contradictions. Elle sera le point de départ de nombreuses autres études qui se construiront en continuité ou en rupture et ce jusqu’à nos jours.

 

Pourquoi FREUD fait-il un détour par la métaphore du « continent noir » ?

Un excursus par l’étymologie nous précise que le terme « continent » tel qu’il s’est vulgarisé, a pris le pas sur l’expression « partie du monde » alors utilisée pour désigner les grandes divisions des terres émergées. Le mot « continent » n’apparaît qu’au XIIème siècle à partir de « terre continente », terre en continu (du latin continere : tenir ensemble, d’où continens terra, les « terres continues »).

C’est donc l’emploi adjectival qui est premier dans le sens de continu(e), ininterrompu(e). « Être continent dans ou à » s’emploie dans des expressions comme : être continent dans ses désirs, en paroles, dans son langage, dans ses regrets ; un orateur peu continent dans son élocution

Mais l’emploi premier du terme est synonyme de chaste : qui s’abstient, totalement ou partiellement, de rapports sexuels : Une veuve continente ; des femmes désœuvrées et continentes ; la plus continente des jeunes filles.

  • Il faut être au-dessus de la loi pour s’en servir, continent, pour inspirer des désirs. (J. PÉLADAN, Le Vice suprême,1884, p. 202)
  • Le fornicateur contraint (…) à demeurer chaste se forge, comme le moine continent, des illusions sur les délices de la chair, les amplifie et les exalte démesurément. (A. ARNOUX, Le Seigneur de l’heure,1955, p. 21)
  • Il serait un bon mari. Car en effet, pour bien travailler, il faut être continent dans ses plaisirs, réglé. (DRIEU LA ROCHELLE, Rêveuse bourgeoisie,1939, p. 76)

 

Ce détour par l’étymologie permet de mesurer à quel point le terme « continent » est intrinsèquement lié à l’idée de pulsions à endiguer, à retenir.

Qu’en est-il de l’adjectif « noir » ? Il est tout à fait intéressant de rappeler que « noir » qualifie ce qui est caractérisé par l’absence de couleur ou bien par l’absence de lumière. À strictement parler, « noir » ne désigne pas une couleur. Le corps noir absorbe intégralement les rayons qu’il reçoit à sa surface. Mais la langue retient le fait que le noir produit une impression visuelle analogue à celle des couleurs et admet couramment la couleur noire. On sait par ailleurs que cette couleur va généralement se charger de connotations négatives. Il n’en reste pas moins que le mot, par son sens premier, fait indirectement lien avec le substantif auquel FREUD l’accole, dans l’idée de retenir.

 

L’expression « continent noir » fait ressortir l’idée d’un féminin objet d’observation et d’exploration, le situant par la même dans une définition relative à un observateur, le plus souvent masculin, qui plus est, placé dans un contexte socio-historique déterminé. Ce regard, comme tout regard, en dit autant sur l’observateur que sur l’observé(e).

À consulter la liste des titres des œuvres de FREUD, peu sont exclusivement consacrées au féminin mais de Emmy à Dora en passant par Lucy, Katherina et quelques autres, c’est en se penchant sur des cas de femmes que la psychanalyse a fait ses premiers pas.  FREUD publie plusieurs textes sur le sujet dont deux (l’un en 1931 et l’autre en 1932) traitent explicitement du féminin. Mais c’est en avouant son désarroi qu’il conclut sa conférence sur « La féminité » laquelle, tout comme la précédente, n’a jamais été prononcée face à un public. « Voilà tout ce que j’avais à vous dire sur la féminité, écrit-il, c’est assurément incomplet et fragmentaire, cela ne rend pas toujours non plus un son agréable. Mais n’oubliez pas que nous n’avons décrit la femme que dans la mesure où son être est déterminé par sa fonction sexuelle. Cette influence va certes très loin mais nous ne perdons pas de vue qu’en dehors de cela chaque femme peut être aussi un être humain. Si vous voulez en savoir plus sur la féminité, interrogez vos propres expériences de la vie ou adressez-vous aux poètes, ou bien attendez que la science puisse vous donner des renseignements plus approfondis et plus cohérents. »

Ce désarroi ne dépare pas dans l’air du temps. La fin du XIXème siècle s’était distinguée par la recrudescence d’ouvrages biologiques et psychologiques proposant une image quelque peu étrange de la femme. Paul Julius MOEBIUS déclare par exemple : « On peut définir la femme en la situant à mi-chemin entre la sottise et le comportement normal. Il convient d’abandonner l’idée abstraite de « genre humain » pour parler désormais de « genres humains ». Comparé à celui de l’homme, le comportement de la femme paraît pathologique, comme celui des nègres comparé à celui des Européens. » Le ton est donné.

Ne peut-on lire dans ces propos une amorce du rapprochement que proposera ultérieurement FREUD entre le féminin et le « continent noir » ? La femme se présente comme une énigme. Elle est différente. Comment FREUD parvient-il à résoudre l’énigme du féminin ? Et d’ailleurs y parvient-il ? Un parcours se dessine dans son œuvre jalonné par des contradictions, soulevant de nombreuses interrogations.

 

LA FEMME COMME BIEN

 

Les enfants viennent du corps de la femme et ce, de manière certaine, si bien que les sociétés ont, dès que possible, mis en place l’interdit de l’inceste et les lois de l’échange des biens, dont les femmes, pour assurer leur propre reproduction. « Pour se reproduire à l’identique, nous explique Françoise HÉRITIER, « l’homme est obligé de passer par un corps de femme. C’est cette incapacité qui assoit le destin de l’humanité féminine […] les femmes font leurs filles alors que les hommes ne peuvent faire leurs fils. Cette injustice et ce mystère sont à l’origine de tout le reste, qui est advenu de façon semblable dans les groupes humains depuis l’origine de l’humanité et que nous appelons la domination masculine. »

Dès 1908 dans « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes », FREUD s’interroge sur le lien nature-culture en intégrant les données que lui apportent les sciences sociales, l’anthropologie en particulier mais c’est en 1917 dans « Le tabou de la virginité » qu’il expose de manière claire les raisons qui motivent le contrôle par la culture de la vie sexuelle des jeunes filles avant le mariage. Cet article doit être rapproché du texte fondateur de l’anthropologie psychanalytique que représente Totem et tabou rédigé en 1913. En effet, si dans Totem et tabou FREUD n’évoque pas directement la question des femmes, c’est bien pour organiser leur destin social comme objet sexuel que les fils assassinent le chef de la horde. Une fois le lien social établit, il faut encore pouvoir assurer sa pérennité ; d’où l’importance accordée à la virginité de la fille par l’homme prétendant. C’est ce que nous explique FREUD s’appuyant sur une théorie admise par les spécialistes de son temps : « Celui qui a satisfait le premier la désirance amoureuse de la pucelle, péniblement retenue par celle-ci pendant un long temps, et qui a surmonté par là les résistances édifiées en elle par les influences du milieu et de l’éducation, celui-là est entraîné par elle dans une relation durable dont la possibilité ne s’offrira plus à aucun autre. »

Ainsi, l’une des premières caractéristiques de la femme selon FREUD est d’être un bien précieux pour assurer la cohésion sociale dans la mesure où elle reste en position de sujétion.

 

LE DEVENIR FEMME

 

Dire de la femme qu’elle est un bien échangeable consiste à la définir de l’extérieur. Comment Freud explique-t-il le « devenir femme » d’un point de vue ontogénétique et psychique ? Plusieurs jalons sont posés que nous allons tour à tour exposer :

  1. La petite fille est un petit homme, son clitoris est un petit pénis. Selon Sarah KOFMAN, ce que FREUD cherche à démontrer dans sa conférence sur La sexualité féminine, c’est qu’au stade phallique, il ne saurait y avoir qu’un seul type de jouissance : la jouissance phallique. À ce stade, c’est bien le clitoris qui constitue la zone érogène prépondérante. Selon FREUD, le clitoris est Penisäquivalent.
  2. La petite fille se vit comme un être castré. La perception du sexe du petit garçon lui suffit pour remarquer une différence. Cela va susciter chez elle le Penisneid : dans l’évolution sexuelle de la fillette, l’envie de pénis serait un moment décisif. Elle serait une conséquence de la découverte de sa castration.

Dans « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes », FREUD écrit : « la petite fille remarque le pénis, visible de manière frappante et bien dimensionné, d’un frère ou d’un compagnon de jeu, le reconnaît aussitôt comme la contrepartie supérieure de son propre organe, petit et caché, et elle a dès lors succombé à l’envie du pénis.»

  1. Le parcours de la petite fille vers la génitalité est plus complexe que celui du petit garçon : ainsi que nous le rappelle Sarah KOFMAN, parodiant FREUD, il revient à la petite fille de « surmonter sa masculinité initiale, de l’évacuer, de la refouler pour faire advenir, laisser apparaître la femme, pour passer d’une zone érogène masculine (le clitoris) à une zone érogène qui lui est propre : la zone érogène vaginale. Il faut, au moment de la puberté, que la fille qui a été jusque-là un petit garçon, opère, pour devenir femme, un renversement hiérarchique en faveur du vagin. Selon le degré du refoulement, le développement vers la féminité sera ou normal ou névrotique. » Mais un autre problème majeur se présente : ainsi que le souligne L. ANDRÉAS-SALOMÉ : « L’appareil génital reste voisin du cloaque, chez la femme il ne lui est même guère que pris en location. » Dans sa génitalité, la femme serait parasitée, à son corps et son psychisme défendants, par la résurgence et la reviviscence des perceptions d’une analité qu’elle voudrait être parvenue à éliminer de façon radicale.
  2. Sa relation à l’homme : la petite fille n’est pas seulement contrainte de changer de zone érogène, elle doit aussi changer d’objet, opérer un transfert et passer de l’amour pour la mère à l’amour pour le père. Ainsi que le précise Sarah KOFMAN, lectrice de FREUD, « la fille n’est pas vouée à rester fixée au père, pas plus que le garçon à sa mère : dans une évolution normale, on s’attend à ce qu’elle passe de l’objet paternel à un autre choix d’objet, définitif. »

 

Sylvie SESE-LÉGER utilise l’expression « féminin entravé ». Elle explique que, cent ans après FREUD, les psychanalystes débattent toujours sur le développement féminin, théâtre de tumultueux mouvements d’aller-retour entre l’objet primaire et les objets secondaires. Elle évoque le concept de « translation asymétrique » pour différencier le parcours du garçon pour lequel FREUD dit que son premier objet d’amour est sa mère, qu’elle le reste aussi dans la formation du complexe d’Œdipe et au fond pendant toute sa vie ; du parcours plus complexe de la fille.

Markos ZAFIROPOULOS rappelle le lien qu’établit FREUD entre la sinuosité de ce parcours et la question de la frigidité féminine. « Le lien inconscient qui la fixe au père, écrit-il, fait toujours de l ‘époux un mari de second choix, jamais au niveau du père œdipien de la fille que la fille continue inconsciemment de chérir. »

 

« A-t-on jamais noué de nœud plus inextricable dans l’âme ? », s’exclame NIETZSCHE dans Le Gai savoir à propos du sort réservé à la jeune femme condamnée à vivre une sexualité déjà bien complexe à travers les mailles très resserrées d’un corset éducationnel répressif.

 

 

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